Né à Alger, j’avais 20 ans en 1956 ; la guerre d’Algérie prenant de l’ampleur, la carrière militaire me parut la voie toute tracée pour participer à la défense de notre terre. Deux ans à Saint-Cyr au camp de Coëtquidan, un an d’application à Saint-Maixent, et ce fut le départ en Algérie. Bref séjour de quelques mois brutalement stoppé par le putsch d’avril 1961 et la mutation en métropole ; mais la situation devenant de plus en plus dramatique, j’y retournai clandestinement pour me joindre à ceux qui tentaient de résister. Arrêté le 1er avril dans le maquis de l’Ouarsenis, deux ans et demi suivirent, logé et nourri aux frais de l’Etat…
Puis treize années se passèrent, dont dix en Afrique, à faire des routes et des pistes d’aérodromes. Alors que j’étais en poste à Nantes, on me remercia aimablement en 1978. Que faire ?
Pendant quelques semaines j’envisageais avec ma femme plusieurs possibilités, étant de toute façon décidé à créer quelque chose. Nous avons songé un moment à un magasin d’alimentation biologique, nous avions même été voir M. Racineux à Châteaubriant, mais ce ne fut qu’un songe. Et puis une vieille idée remonta à la surface, celle de monter une librairie… Des amis m’encouragèrent vivement, et je ne sais plus qui me parla de Chiré ; j’avoue humblement que je n’en avais jamais entendu parler ; à ma décharge, je venais d’arriver à Nantes dans un métier où la littérature n’était pas au premier rang des préoccupations, et mes dix années d’Afrique m’avaient un tant soit peu coupé de la vie culturelle…
Cet ami me parla donc de la DPF, et je vis tout de suite quel centre d’intérêt cela pouvait représenter. Car avoir l’idée d’une librairie, c’est une chose, mais la réaliser en est une autre.
D’instinct il était évident pour moi que le métier de libraire ne consistait pas à vendre du papier, quel qu’il soit, mais de choisir, conseiller et si possible vendre de « bons » bouquins. Or je n’avais aucune notion au départ de ce que j’allais mettre dans les rayons ; j’avais une culture générale de bon aloi, mais je sentais bien que cela ne suffisait pas pour constituer un fonds de librairie « bien pensante ».
Un beau jour, et ce fut vraiment un beau jour, je téléphonai à Jean Auguy pour lui parler de mon projet. Je crois que de son côté, il fut vite séduit par cette perspective d’une « bonne » librairie dans le grand ouest, lui qui a toujours rêvé d’un réseau de libraires amis pour coiffer tout le territoire et tenter d’endiguer la marée de librairies « politiquement correctes ».
Quelques jours après, je débarquai dans ce charmant petit village de Chiré-en-Montreuil, empruntai la ruelle qui conduisait à la vieille école, sa cour tranquille ombragée par un arbre plus que centenaire, et montai un peu intimidé l’escalier qui menait au bureau de Jean Auguy. Quand je dis bureau, c’est plutôt capharnaüm qu’il faudrait dire ! Et quel capharnaüm ! Des monceaux de livres empilés dans tous les coins, des journaux, des revues, des documents, dont une quantité impressionnante sur le bureau lui-même, par-dessus lesquels on pouvait apercevoir par temps clair Jean Auguy, impassible et aussi tranquille que la cour sur laquelle donnait sa fenêtre. Il n’y avait pas besoin d’annoncer la couleur, (pardon pour la familiarité de l’expression !), puisque la première chose qui sautait aux yeux, derrière lui, était un portrait du Maréchal Pétain… Et j’ai trouvé cela fort bien.
Une longue conversation jeta les jalons d’une entente et d’une coopération de 25 ans… Il fut décidé que je prendrais tous les titres que diffusait ou éditait Chiré ; en contrepartie, pour me faire connaître des clients de la DPF, les bulletins diffusés très régulièrement indiqueraient notre adresse. Et la grande aventure commença. Outre les travaux considérables d’aménagement du local que nous avions loué, rez-de-chaussée et étage, il fallait éplucher les catalogues de quantité de maisons d’éditions pour constituer un stock qui se tienne. Je me souviens être allé près du Puy voir Madame Delastre pour des conseils sur les éditeurs de jeunesse, ce fut une aide précieuse.
J’allai voir aussi le Marquis de la Franquerie pour lui demander des conseils. Et petit à petit, les travaux de se terminer et les cartons de s’entasser par centaines… J’ai eu, Dieu merci, beaucoup d’amis pour m’aider à trier, étiqueter et ranger cet énorme fatras. Le premier livre vendu, bien avant l’ouverture de la librairie, fut Le souverain seigneur de La Varende ; cela me parut de bon augure.
Et puis, le 17 octobre 1978 (Jean-Paul II avait été élu la veille au soir), la librairie fut bénie par M. l’abbé Vérité, et ouverte au public. Je ne peux pas dire que ce fut une ruée irrésistible, mais peu à peu, les clients vinrent, dont un bon nombre par les annonces de Chiré. Les années commencèrent à s’additionner, ponctuées par des signatures d’auteurs amis : Régine Pernoud, Paul Del Perugia, Henri Servien, Philbert Doré-Graslin, André Giresse, Saint-Loup, Jean Raspail, Vladimir Volkoff, Virgil Gheorghiu, Slavinsky, Pierre Montagnon, Hélie de Saint-Marc, Georges Fleury, et l’un des plus chers à mon coeur : Jacques Perret.
Une rencontre fortuite devait avoir quelques années plus tard une grande influence sur la librairie ; ce fut celle de René Martin, organisateur de concerts ; il commença sa carrière exactement au moment où nous ouvrions la librairie, et quand ses activités prirent de l’ampleur, il eut la bonne idée de me proposer de tenir une librairie musicale dans toutes ses manifestations.
Cela commença par la Baule, aux « Moments musicaux de l’Hermitage », puis au Festival de piano de la Roque d’Anthéron, à la Grange de Meslay près de Tours, à l’Abbaye de Fontevraud, et enfin à la Folle Journée de Nantes. Toutes ces activités me furent une aide très importante, et je suis heureux que mon successeur, Tilo Wilke, puisse les continuer. Car, c’est peut-être une constatation un peu triste, mais réelle, une librairie « traditionnelle » ne peut vivre que très difficilement de ce qui est sa raison d’être, du moins en province. Surtout quand on a charge d’âmes nombreuses.
Je ne veux surtout pas décourager des jeunes de se lancer dans cette aventure, car c’est réellement une aventure de tous les jours. Il n’y a pas de routine, il faut sans cesse être à l’affût, chercher, découvrir, s’informer, choisir et conseiller. C’est vraiment une des plus grandes satisfactions que de faire découvrir aux clients qui deviennent souvent des amis, un auteur, un titre et de les faire aimer.
Un des rares conseils que je puisse donner, c’est la prudence, surtout au départ. Un de mes amis, voyant tout ce qui s’accumulait dans les rayons, me dit : « Tu te constitues une belle bibliothèque, mais es-tu sûr de pouvoir la vendre ? » ; il avait parfaitement raison ; j’avais choisi bien des livres que j’avais aimés, ce qui en soi n’était pas une mauvaise chose, mais alourdissait considérablement le stock. Il vaut mieux démarrer avec un bon fonds, mais léger, et l’augmenter peu à peu pour ne pas être asphyxié financièrement.
Je ne veux pas terminer cette petite rétrospective sans remercier Jean Auguy de son aide tout au long de ces années. C’est un soutien très fort de ne pas se sentir seul, même s’il faut se débrouiller avec ses propres moyens. Et je souhaite vivement, dans cette époque difficile et malfaisante, que son rêve de toujours puisse se réaliser : voir de plus en plus de petits pôles de résistance à la « pensée unique » se créer un peu partout.
Que la Divine Providence y veille…
NDLR – Après avoir lu le texte ci-dessus, vous n’ignorez plus qui est Marc Prohom… Un quart de siècle en librairie (par Marc Prohom) – Article paru dans le n°21 des Cahiers de Chiré (2006)
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